Des pensées… et pourquoi camin et aktion ?

camin, c’est le chemin en Occitan. Aktion, c’est le mot allemand pour action ?

“Le but, c’est le chemin”.

C’est ce qu’on dit des grands chemins de la vie. C’est en voyageant qu’on a l’opportunité de perdre ses repères et d’aller vers l’Autre, une belle occasion de changer de perspective et de jeter la boussole habituelle par-dessus bord. Encore Goethe : “Celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue. Voyager rend l’esprit plus noble et nous débarrasse des préjugés.” L’Autre, l’étranger•e, notre miroir, notre guide vers la connaissance du soi.

Ailleurs, on apporte quelque chose, on s’inspire sur place, on rencontre les gens qui y vivent ou qui sont également de passage, on échange, et on reprend le chemin différemment, riche d’échanges humains (et éventuellement de quelques ampoules aux pieds).

N’est-ce pas la même expérience dans le spectacle vivant ? Le chemin, c’est le processus de création, la recherche qu’effectue le créateur. Et une fois qu’il a achevé le travail (mécontent, bien sûr, car ce n’est jamais vraiment terminé comme disait Jacques Tati, mais c’est aussi ce mécontentement qui est le moteur de la création : se ré-interroger en permanence et être assez fou d’exposer l’objet de ses doutes devant une foule), donc une fois plus ou moins achevé, le processus continue. C’est celui de la rencontre avec le public, les publics, avec la communauté : le spectacle vivant vit, il se vit sur scène et avec le public, à chaque fois unique.

Le théâtre, dans son stricte sens, est ce cérémoniel sacré. Théâtre, theós et astéri, Dieu et les étoiles : c’est la rencontre avec quelque chose de spirituel qui se crée à ce moment précis, un moment magique comme le décrit si bien Peter Brook dans L’espace vide¹. Inexplicable pourquoi cela se passe (ou non), mais quand l’artiste arrive à entrer en communion avec le public, c’est là qu’il nous touche, que la catharsis s’opère.

C’est à ce moment-là que se réalise aussi l’art de l’interprète : le corps en mouvement qui répète les séquences mémorisées, qui traduit sentiments en mouvements, et qui vit cet instant comme si c’était la première fois, en s’inscrivant dans l’espace, dans le rythme, dans le temps, dans la musique ou dans le silence.

Ce sont l’actrice et l’acteur qui nous offrent le texte auparavant écrit par un auteur inspiré, et qui le vivent pour nous faire vibrer.

C’est ce pouvoir de magicien que possède le/la chorégraphe ou le/la metteur-en-scène pour nous enchanter, nous choquer, remuer, interroger, bref : pour nous faire répartir différemment que lorsque nous sommes arrivés. Cette magie associe aussi les technicien•e•s qui animent l’appareil théâtral, qui baignent la scène de couleurs éphémères, qui travaillent la subtilité du son, qui savent manipuler les machines, notre Deus-ex-machina. Y contribue la production qui sait être à l’écoute de l’artiste pour transformer son rêve en réalité et pour amener d’autres à fermer les yeux. A écouter.

Y sont les gens dans l’administration qui savent mener cette barque dans les méandres d’obligations de plus en plus complexes et parfois paradoxales.

Les petites mains aussi, les technicien•e•s de surface qui nous offrent un environnement agréable, les ouvreuses et ouvreurs qui sont les anges accompagnant le spectateur dans cet espace de rêve qu’est le théâtre.

Si le but est le chemin, et le processus le cœur du spectacle, nous pouvons nous comparer à des marcheurs ou des marcheuses. Comme celui sur le Chemin qui vient, reste et s’en va, nous sommes pareils dans nos métiers : nous venons d’ailleurs, nous vivons avec les habitant•e•s le temps d’une soirée, et, comme les saltimbanques d’antan, nous repartons aussitôt, après une expérience unique.

Sur un chemin et dans nos métiers, nous accompagnons et nous sommes accompagné•e•s, nous dépendons les un•e•s des autres, et c’est bien. Les artistes ont besoin de l’accompagnement pour aller de la pratique amateur à l’émergence, voire au professionnalisme, pour acquérir leur langue, ce langage universel avec lequel ils nous parlent. Accompagner celleux qui vont tenir les ficelles de la production et de l’organisation demain, avec une nouvelle génération d’artistes qui aura sa propre esthétique et son propre langage, qui construira ses théâtres sur les fondements des nôtres.

Nous voyageons, mentalement et physiquement, et le plus beau, c’est de vivre ensemble, pour un laps de temps, d’échanger, de créer en commun. Ecouter et comprendre l’autre, s’éloigner de sa propre vision des choses, c’est aussi mieux se connaître. Par la force des choses, on a ses endroits qu’on aime aux quatre coins du monde, des endroits où on aime se poser et qu’on pourrait appeler “maison”. Marcheurs.

La notion d’un pays ou d’une culture spécifique délimitée par des frontières (si cela existe, on peut en douter) s’efface avec le vécu de la vie, avec les rencontres des voyages, avec les amours : nous accumulons des couches successives d’identités, de visions, de langues, de coutumes, et tout cela constitue notre culture propre. Nous nous transformons au cours de la vie en quelque chose d’universel – si nous l’admettons, sans peur de nous perdre, mais avec le courage de nous trouver, dans l’Autre.

C’est aussi dans ce sens que je comprends la notion de la terre (car qui dit racine, parle de la terre qui nous nourrit), pas une idée exclusive, mais la terre d’accueil, une notion inclusive.

La terre sur laquelle nous marchons, que nous traversons, où nous nous installons pour un instant ou pour toujours, nous, les immigré•e•s de la vie, les étranger•e•s partout ailleurs que chez nous.

La terre, cette terre-là où le hasard ou une autre destinée nous ont jetés lors de notre naissance, qui passons ici pour repartir ailleurs, le temps d’un coup de projecteur que jette le présent sur notre existence.

Et pendant ce court moment-là, nous pouvons faire le choix de vivre, vivre avec les autres, vivre le spectacle.

La vida es un sueño, disait Calderón. Le spectacle peut être l’éveil.

Pensées de Dirk Korell, 2009


¹L’Espace vide, Editions du Seuil, 1977.

Photos © Dirk Korell